Réflexion sur une anthropologie des émotions

Dans nombre d’études, notamment en anthropologie psychologique et psychanalytique, mais aussi dans celle d’orientation phénoménologique, les émotions sont considérées comme universelles ; elles pourraient certes être déclenchées par divers facteurs sociaux et culturels mais elles resteraient semblables pour l’essentiel, d’une société à une autre. Les psychologues comme P. Ekman, toujours en quête d’expressions corporelles des affects (faciales) qui seraient « panculturelles », essaient de distinguer des émotions élémentaires (la colère, la peur, la tristesse, le dégoût et le bonheur) et des émotions secondaires (l’amour, la nostalgie). Dans une tentative (naturalisante) d’insérer les émotions dans la théorie de l’évolution, des psychologues (dans la plus pure tradition darwinienne) cherchent dans les animaux des analogies avec l’expression des affects humains : par exemple, le froncement de nez et la rétraction de la lèvre supérieure dans le dégoût (Rozin et al. 1993). Ces approches universalistes sont souvent accompagnées d’a priori sur l’existence de besoins émotionnels, innés et nécessaires (le besoin d’aimer, celui d’être aimé) ainsi que d’une sociopsychologie fonctionnaliste. Les rites et les pratiques thérapeutiques éveilleraient, par exemple, les affects repoussés dans la psyché qui cherchent alors à s’exprimer (abréaction, catharsis).

Catherine Lutz et Lila Abu-Lughod constatent que cette démarche tend à masquer les rapports entre la vie affective et son contexte social et culturel. Elles réaffirment pour leur part la nécessité d’étudier les émotions d’un point de vue comparatif, non « naturaliste » en ce qu’il montre leur variabilité et souligne les relations qu’elles entretiennent avec le contexte. Pour elles, on doit considérer les émotions comme des constructions qui, tout à la fois, répondent à certaines conditions socioculturelles et jouent un rôle déterminant dans la formation, ou tout au moins dans la définition, de ce contexte. Autrement dit, les émotions ont un effet pragmatique dans divers discours et, en signalant un contexte, elle peuvent jusqu’à un certain point contribuer à le faire naître.

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L’idée même de discours émotionnel doit être considérée comme constitutive de la théorie (ou de l’idéologie) des émotions à l’intérieur d’une société et, à mon avis, elle y participe comme y participent les affects nommés et attribués, ou représentés (l’amour, la colère, l’envie) dans l’organisation conceptuelle des passions de cette société. Les catégories génériques (émotion, affect, sentiment, passion) et leurs sous-catégories (amour, colère, dégoût, envie) fonctionnent comme des représentations de l’état physiologique ou mental (je m’enfonce inévitablement ici en faisant comme si j’admettais la possibilité de localiser et de représenter les émotions) et comme des locutions contextualisantes ou performatives. Cette théorie de la localisation et de la représentation des affects opère aussi à un niveau métapragmatique : elle nous fournit la notion même d’émotion (l’émotionalité), c’est-à-dire la possibilité de séparer entre « émotion » et des émotions, de les situer dans un champ de références et de les insérer dans les processus pragmatiques. Elle nous offre de plus la possibilité de les « lire », de les incorporer dans une vision du monde.

Je ne peux pas développer cet argument dans les limites de ce commentaire, mais je tiens à insister sur son importance. Métapragmatiquement, le pouvoir (au sens large) se manifeste dans tous les discours, y compris ceux qui se disent « émotionnels ». Toutes les études connues de moi sur les émotions et qui s’intéressent au discours ne s’adressent qu’aux effets du pouvoir des discours émotionnels et non aux mécanismes par lesquels ils obtiennent ce pouvoir. Elles ne s’intéressent pas non plus aux mécanismes au travers desquels ces discours contribuent à dissimuler leur force, leur « intégration » dans les relations institutionnalisées de pouvoir. Ce faisant, elles contribuent à cette « mystification ».

Dans son étude des émotions en Grèce égéenne, Evthymios Papataxiarchis (cf. supra) critique ce qu’il appelle « une forme modérée de constructivisme » ; c’est-à-dire qu’il critique une position constructiviste qui, supposant que les idées sont construites à partir de quelque chose préexistant et ne sont pas, de ce fait, de pures et simples constructions, distingue « émotions préculturelles » de « sentiments culturels ». Il remarque qu’un certain essentialisme peut imprégner les arguments anti-essentialistes. Il faut lire, à ce propos, l’essai tout à fait remarquable de Daniel Rosenberg (1990) dans la collection de Lutz et Abu-Lughod. Rosenberg constate que la manière dont Michelle Rosaldo (1980) et John Kirkpatrick (1985) extrayaient et commentaient (abstracted and glossed) les noms des « émotions » a permis d’établir leur place – et donc la possibilité de leur « existence » – dans la vie quotidienne. En soulignant par exemple le terme qui désigne une émotion dans une langue qui ne s’oriente pas grammaticalement autour de la nominalisation, on risque de fabriquer chez autrui une autre attitude face aux émotions, d’imposer à cet autrui une autre psychologie. On peut certes envisager une psychologie (si on peut même employer ce mot) qui résisterait à toute délimitation terminologique des « états intérieurs ». Il faut analyser les conversations concrètes, selon Rosenberg, pour découvrir les foyers d’intérêt indigènes rendus par le lexique et la syntaxe. Ils sont accentués, à mon avis, par les « théories » dérivées de la structure linguistique et sont articulés, soit directement, soit indirectement (métaphoriquement par exemple), en termes psychologiques (Crapanzano 1992).

Les langues européennes ont en commun (malgré certaines variantes) une grammaire de nominalisation, ou du moins qui focalise sur les catégories délimitées et délimitables (voir nos systèmes de classification et leur valorisation scientifique) ; elles pourraient donc nous rendre aveugles face aux autres champs linguistiques (épistémés) dans lesquels ce que nous désignons par « émotion » est déployé et évalué. Comme Papataxiarchis, on peut critiquer une optique néocartésienne qui postule un objet (« une émotion préculturelle ») auquel une de nos catégories affectives se réfère, mais il faut admettre que cette critique reste dans les limites de notre système linguistique qui donne, comme Michael Silverstein (1976) le souligne, la priorité à la fonction référentielle par rapport aux fonctions langagières (pragmatiques, poétiques).

Peut-on insérer cette critique dans une argumentation beaucoup plus vaste sur la structure de la signification, sur la relation entre le mot et son référent (réel ou mental), et par extension sur la nature de l’imitation ? Cette approche nous permet, me semble-t-il, de considérer notre théorisation des émotions comme une sorte de « théâtralisation » de nos obsessions épistémologiques et de nous interroger sur les relations entre ces obsessions – leur théâtralisation – et les conditions sociales dans (et par) lesquelles elles se produisent.

Il faut se rappeler qu’à côté de cette théorisation il existe une énorme littérature descriptive et dramaturgique des émotions, qui bascule symptomatiquement entre le réel et le fictif – une littérature qui a donné lieu à des débats moraux d’une gravité parfois mortelle. Les paramètres de ces débats on changé au cours des siècles, mais ils s’articulent très souvent autour de la relation entre le contenu moral (et, par conséquent affectif) d’une œuvre et les états passionnels qu’elle suscite. Dans « Le voile d’honnêteté et la contagion des passions », Cecilia Gallotti nous montre que la « querelle sur la moralité du théâtre » de la deuxième moitié du xviie siècle français – une période marquée par la transition du theatrum mundi au théâtre des passions – s’est constituée de cette façon. Les accusateurs, les jansénistes et les oratoriens, se sont moins intéressé au contenu qu’au fonctionnement de la communication théâtrale, moins à une passion particulière qu’à la concupiscence commune à toutes les passions. « Le théâtre ne peut être l’objet d’une moralisation : quel que soit le sujet qu’il met en scène, fût-il le plus moral, il libère une énergie passionnelle par essence contraire à la morale, et comme telle non réformable. » Les dangers dénoncés visent le corps, les états physiologiques, la contagion des émotions, le transport hors de soi…

Un siècle plus tôt, au temps du concile de Trente, les Pères de l’Église, qui s’inquiétaient de l’effet de la musique nouvelle (ars nova) sur les célébrants, usèrent d’une argumentation semblable. Celle-ci trouve ses origines chez saint Augustin et Platon. « Goûter la mélodie tout en suscitant la dévotion », remarque Denis Laborde, telle était la contradiction à résoudre par l’autorité ecclésiastique. « Il convient de se méfier par principe des émotions qu’une réalisation musicale est susceptible d’éveiller en nous : ce peut être la porte ouverte à tous les abus. Mais en même temps, à condition qu’elles soient maîtrisées par l’autorité religieuse, de telles émotions ne peuvent qu’embellir la prière… »

Et les Pères essayèrent de maîtriser ces émotions en conférant des règles précises au style musical. Nous nous trouvons en présence d’une discipline des émotions qui rappelle la discipline de la sexualité mise en évidence par Foucault. Il faut souligner l’objet de cette réglementation : le style, ce registre expressif qui porte les affects – et la rupture entre ce support des émotions et sa perception.

Il est certainement plus facile de réglementer le style que d’imposer un régime émotionnel à un individu. Mais notons l’existence en Europe de toute une industrie (religieuse, pédagogique, psychothérapeutique, chimiothérapeutique) qui vise à une telle imposition. Elle mérite l’étude. Dans plusieurs modes de psychothérapie, par exemple, on regarde le patient comme une sorte de « conteneur » d’émotions pathologiquement endiguées qui doivent être relâchées – articulées, exprimées, réarticulées – afin d’obtenir la guérison. C’est généralement la parole qui déclenche les émotions et les soumet à une articulation disciplinée. Le silence est toujours suspect – c’est un symptôme de résistance, de refoulement, d’oubli. Les victimes d’agression rencontrées par Dominique Dray préfèrent souvent le silence à la parole qui renvoie à leur entourage qui « parle trop ». Dominique Dray s’est obligée à se taire et a appris le pouvoir communicatif du silence. « Toute l’intense activité développée par les victimes et leur entourage pour essayer de retrouver un ordre, alors que ce retour à l’état antérieur est impossible » (supra). Victimes, elles resteront toujours, et comme telles en marge du groupe social (en France du moins). « La peur enlève une partie de vous-même », dit Andrée, une femme agressée.

On voit ici que le rôle de la parole n’est pas seulement de déclencher et d’ordonner les émotions. En nommant les affects, elle peut aussi protéger ceux qui écoutent de l’expérience des émotions désignées. La représentation des émotions sert ainsi à imposer un ordre à l’émotivité qui est toujours à la limite du contrôle. Le silence, me semble-t-il, doit être compris dans cette perspective. Il peut jouer un rôle transgressif dans l’organisation affective d’une société : d’où son efficacité rhétorique et thérapeutique.

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Les approches des discours émotionnels se partagent en deux. Il y a d’abord celles qui regardent le discours comme une sorte de monologue où la notion de discours n’est qu’un substitut pour les notions totalisantes de « culture » ou de Weltanschauung ; et il y a celles qui le considèrent plus dynamiquement comme un dispositif interlocutoire. La première approche a tendance à isoler l’émotion de son contexte social en la cantonnant dans l’individu. La seconde peut la localiser dans le jeu entre les interlocuteurs où elle – son expression, son attribution – peut déterminer (pragmatiquement) la définition du contexte d’énonciation, l’évaluation du contenu de l’interlocution et la caractérisation des interlocuteurs – leurs positions l’un vis-à-vis de l’autre. Cette approche souligne la dimension politique de tout discours émotif, y compris celui de la résistance qu’on doit comprendre dans un sens beaucoup plus actif et plus créatif que les ethnologues américains ne le font.

Il est fort possible qu’au niveau théorique, par son insistance sur la localisation d’un affect quelque part dans l’individu, la première approche, que nous considérons ici idéologiquement comme un symptôme de notre individualisme, contribue à masquer le rôle rhétorique de l’expression et de l’attribution des émotions : autrement dit, elle dissimule la (micro-) politique des émotions. Il se peut que dans d’autres cultures qui ne partagent pas notre individualisme, cette politique que nous nous dissimulons dans nos propos sur les émotions se révèle par exemple dans les discussions sur la normativité des relations sociales (Howell 1981). Livrant la valeur pragmatique de l’émotivité, on pourrait même dire qu’il y a toujours une compétition entre les interlocuteurs : à qui appartient une émotion ? (voir mon essai, « Glossing emotions », dans Hermes’ Dilemma). Rappelons-nous ces conversation si fréquentes dans nos comédies de boulevard, et dans nos vies : « – Je t’aime. –Non, c’est moi qui t’aime. –Tu ne m’aimes pas, pas vraiment, pas comme moi. –Pas comme toi ? Comment peux-tu le dire ? Que sais-tu de moi ? –Ne te fâche pas, je t’en prie. –Je ne suis pas fâché. –Mais si, tu es furieux. –Non, c’est que je t’aime. »

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