Quelques exercices d’hygiène psycho-corporelle selon F. Roustang

Cette refonte pourrait avoir lieu si l’on acceptait de se soumettre à quelques exercices. Le premier vise à rendre actuelle l’unité de l’esprit et du corps. Il n’est pas besoin d’expliquer longuement son utilité en la matière. Certaines expressions populaires le font voir aisément : celui qui est bien dans sa peau n’aura pas de raison de se plaindre, au contraire de celui qui est à côté de ses pompes. Cela revient à dire que tout ira bien si l’on réussit à faire adhérer l’esprit au corps, à ce que rien de l’esprit n’échappe au corps ou que l’intelligence soit celle du corps et rien d’autre. Intelligence du corps entendue dans les deux sens qui doivent s’identifier : intelligence tout entière occupée par l’attention au corps et corps qui est intelligence parce qu’il mémorise toute l’histoire de la personne, parce qu’il perçoit en même temps tous les paramètres d’une situation, parce qu’il se situe dans l’environnement qu’il organise. En ce sens, l’intelligence première et fondatrice est celle du corps propre ; toutes les autres en sont dérivées.

L’exercice aura pour but de faire que le corps ne soit pas gêné dans le déploiement de son intelligence. Pour cela faire taire toute intelligence séparée du corps, toute conscience qui viendrait prétendre à quelque connaissance qui ne serait pas l’effet de l’intelligence du corps. Donc vider sa tête de tout projet autre que de laisser faire cette intelligence, abandonner nos soucis de comprendre et de gérer nos vies, descendre là où le changement se fera de lui-même parce que nous laisserons faire, ne pas résister à l’aveuglement de la conscience, car cet aveuglement n’est que l’effet du trop de lumière venue de l’intelligence du corps. Ici, en particulier, mettre dans son corps la plainte avec ses causes véridiques ou prétendues, les faire pénétrer dans ses épaules, dans ses bras, dans son ventre et dans ses pieds. Exercice quotidien à refaire ou qui ne devrait jamais cesser.

Le deuxième exercice, conséquence du premier, vise la relation. Non pas une relation d’intérêt, de désir, d’émotion, de sympathie, de pensée ou de parole, mais purement et simplement une relation où pour un moment un être humain est reconnu dans son pouvoir et dans ses limites, où rien n’est exigé que d’être là dans son propre espace. Ce qui signifie inviter ou provoquer à la justesse, à être ce qu’est chacun et rien d’autre, à ce que le corps habite à la perfection sa place, son poids et son volume, que les gestes ne débordent en rien le mouvement qu’ils tracent, que le regard s’établisse sans s’écarter en rien des objets, que la voix soit exacte dans sa convenance aux paroles. Pour chacun, être juste ce qu’il est sans tenter de séduire, sans se faire valoir, sans non plus se mettre en dessous de sa valeur, sans se questionner sur son effet sur l’autre, sans bien sûr vouloir se conformer à son désir. Pas de comédie, pas de tragédie, le seul plain-chant.

Le troisième exercice, conséquence des deux premiers, nous emporte dans le jeu des correspondances. Il s’agit non pas d’être d’accord, mais d’être en accord. Être d’accord, c’est viser à un équilibre entre des forces contraires, imposer silence aux excès et rechercher un consensus grâce à des compromis. Être en accord, c’est se fondre dans les échos qui se répondent, c’est faire avec tout et rien de la beauté et de l’harmonie, c’est renoncer à la définition de ce qu’il faut faire et du comment agir au profit d’une unité sans cesse délaissée et retrouvée, c’est apprendre à s’amuser et à danser avec les personnes et les événements. Il n’est pas question de s’adapter vaille que vaille aux modifications incessantes, ce qui supposerait un perpétuel effort de rectification. Partager plutôt le mouvement même des choses et des êtres, y trouver la singularité à force de s’y perdre, ne pas forger sa place, mais attendre qu’elle se forme et qu’elle nous soit octroyée.

En effectuant l’unité de l’esprit et du corps, en portant les gestes à leur plus grande justesse, en laissant l’accord se répandre, ces exercices décrivent une sorte d’art de vivre ou une manière d’être au monde qui se situe au-delà ou en deçà des dogmes et des règles. Comme l’oracle de Delphes qui « ne parle ni ne cache, mais fait des signes3 », elle n’est que dans les actes où elle s’incarne. Elle se place au-delà de la religion parce qu’elle porte en elle tous les liens, elle est en deçà parce qu’elle ne se prévaut d’aucune autorité. Elle est au-delà de la morale parce que, comprenant tout, elle ne laisse sa chance à aucune échappatoire et aucun effet pervers, elle est en deçà parce qu’elle ne peut être fixée par une formulation adéquate. Non pas une nouvelle religion qui affronterait les religions ou une morale qui abolirait les morales, mais une manière de vivre qui les engloberait, qui serait là où le sens est donné avec la force. Une tonalité qui fonde parce qu’elle enveloppe, qui me dépasse et se trouve pourtant à ma portée, ou encore qui ne me fait pas peur et ne m’impressionne pas, mais qui m’invite.

F. Roustang – La Fin de la plainte – Avant-propos

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